Ce post s’inscrit dans le dossier consacré aux plateformes de Crowdsourcing positionnées sur le marché du savoir. Cf. sommaire du dossier.
Nous nous intéressons au business model de la plateforme d’Open Innovation, Innocentive.L’intérêt de l’étude tient au fait que la plateforme peut-être considérée comme l’offre de référence dans le domaine. Le positionnement par rapport à cette offre de Presans et Hypios, les deux acteurs français, est abordé en conclusion de l’article.
La plateforme Innocentive, lancée en 2001 aux USA, permet aux entreprises d’adresser des Appels d’Offres publics sur des problématiques de R&D sous la forme de concours en ligne à destination de scientifiques externes. Les sujets de R&D ainsi « externalisés » sont en général très spécifiques. Ils concernent entre autres des questions complexes sur lesquelles les équipes en interne « sèchent », des sujets « en dormance » ou secondaires pour lesquels l’entreprise ne souhaite pas engager des ressources internes.
A- Représentation du Business Model et description
Le modèle économique de la plateforme est synthétisé ci-dessous. Nous utilisons la représentation dénommée « Business Model Canvas », développée par A. Osterwalder et Y. Prigneur de HEC Lausanne. Les entreprises clientes sont qualifiées de « Seekers », les scientifiques externes de « Solvers », les problématiques de R&D posées de « Challenges ».
Le coeur de la proposition de valeur pour les Seekers est l’accès à une base mondiale de scientifiques intéressés par la résolution de sujets de R&D. Les bénéfices mis en avant pour les entreprises sont :
- une diminution du coût de la R&D. Le cabinet Forrester Group a publié deux rapports (1) sur le sujet en s’appuyant sur les études de cas de Syngenta et SCA, deux entreprises ayant eu recours aux services d’Innocentive. Dans le cas Syngenta, le ROI a été évalué à 182% et le « payback period » à moins de 2 mois. Pour SCA Dans le deuxième cas, le ROI a été évalué à 74% et le payback period à moins de 3 mois.
- une diminution de la durée d’obtention d’une solution. Dans une publication de la London Business School, Labnotes juin 2009, le cas de l’entreprise Roche est donné en exemple. Le recours au crowdsourcing a permis en moins de 60 jours de résoudre un problème sur lequel les équipes en interne « butaient » depuis plus de 15 ans. Jill Panetta cofondateur de Innocentive, estime que le recours au crowdsourcing permet de réduire par 10 le temps d’obtention d’une solution par rapport à des méthodes plus classiques.
- une diminution du risque d’échec. L’entreprise engage une somme modique en regard des coûts habituels de R&D pour obtenir une solution. Elle ne finance pas les cycles d’essais-erreurs inhérents au processus d’innovation.
Innocentive a construit autour de cette proposition de valeur coeur, dénommée « IC Challenges », une véritable suite de solutions : 1) IC @Work, une plateforme privée à destination des grands comptes leur permettant d’organiser des challenges en interne, cette plateforme privée étant reliée au site internet d’où la possibilité de recours à des appels d’offres publics 2) IC ONRAMP et IC Consulting, deux offres, l’une de conseil en management de l’Open Innovation, l’autre d’accompagnement à la mise en place de « Challenges » externes et internes. Cette suite permet à Innocentive de couvrir toute la chaîne de valeur de l’Open-Innovation ; la fourniture de logiciel, le management de communauté, le conseil.
La proposition de valeur pour les solvers est l’accès à des défis intellectuels majeurs, en majorité dans le domaine scientifique. Les bénéfices mis en avant sont
- la perspective de remporter le prix final, en général d’un montant compris entre $10 000 et $100 000, pour une moyenne de $25 000
- la réputation et la reconnaissance
Ces trois points, accès à des défis majeurs, récompense financière, réputation et reconnaissance constituent les ressorts premiers de la motivation des scientifiques pour participer aux challenges. Voir l’étude « The value of Openness In Scientific Problem Solving, K. Lakhani and c°, Harvard Business Review, October 2006, tableau page 51.
Notons aussi que la plateforme agit auprès des solvers en tant que garant des droits de propriétés intellectuelles. En effet, dans la majorité des cas il y a transfert de propriété intellectuelle entre le solver dont la solution a été récompensée et l’entreprise cliente. La plateforme garantie aux solvers non retenus que leur solution n’entrera pas dans le portefeuille de propriétés intellectuelles de l’entreprise.
Les grandes entreprises, dont les coûts de R&D sont importants, constituent le coeur de cible de la plateforme. Elles appartiennent aux secteurs de la pharmacie ( la plateforme a été lancée par un géant du secteur, Eli Lilly ), la chimie, l’industrie high tech, l’industrie des biens de consommation, la plasturgie, la biochimie, la génétique, l’industrie des matériaux, etc. La plateforme compte aussi parmi ses clients quelques fondations de recherche et organisations gouvernementales. On pourrait imaginer que la plateforme soit une destination privilégiée pour des petites et moyennes entreprises n’ayant pas de capacités internes de R&D et souhaitant bénéficier de telles ressources. En pratique ça n’est pas le cas ; la raison étant certainement un coût prohibitif, compris entre $10 000 et $20 000 en moyenne, par AO posté.
Les profils des solvers sont multiples : retraités, étudiants, amateurs savants ( Pro-Am ), professionnels en activité dont des chercheurs, des scientifiques, des inventeurs, des consultants. Ils participent en tant que « travailleurs indépendants ». Les chiffres 2007 montrent qu’ils sont intéressés pour répondre à des questions relevant de la chimie à 37%, des sciences de la vie à 25%, de la physique à 14%, des sciences de l’ingénieur à 11%, des mathématiques et de l’informatique à 10%, du « Business » à 3%. Les nationalités se répartissaient comme suit : 40% sont localisés en Chine, 23% aux US, 9% en Inde, 10% en Russie et Europe de l’Est, 7% en Europe de l’Ouest. 70% des solvers ont un diplôme universitaire au moins équivalent à un master.
La relation client est hautement personnalisée et dédiée. Sur le coeur de la proposition de valeur, « IC Challenges », Innocentive accompagne les Seekers dans la formulation des défis. Le coût supporté pour poster un AO comprend un volume horaire, de l’ordre de 12h, de consulting. La plateforme travaille avec les « Solvers » afin de formuler au mieux les réponses soumises. Sur les services complémentaires, « IC ONRAMP », « IC @Work » et » IC Consulting », des consultants d’Innocentive, hautement qualifiés ( docteurs en sciences, spécialistes en management de l’innovation ), sont envoyés chez le client.
Les canaux de découverte et d’évaluation de la proposition de valeur sont multiples. Pour attirer les « Seekers », les membres du comité de direction d’Innocentive ont activement collaborés à des études académiques ou des études de cas, dans le domaine du Crowdsourcing appliqué à l’Open-Innovation, publiées par des chercheurs ou des cabinets de renom : MIT, HBR, LBS, Forrester Group, etc. La plateforme, lancée dès 2001, a dû créer son marché, elle a donc assumé un « rôle d’évangéliste ». On ne compte aujourd’hui plus les sujets consacrés à Innocentive dans la sphère académique et la blogosphère. Pour attirer les Solvers Innocentive a sponsorisé/participé à des évènements/conférences scientifiques, a publié certains « challenges » dans des revues scientifiques. Un effort particulier a été entrepris à destination de la Chine, de l’Inde, la Russie et les Pays de l’Est, renommés pour leurs contingents de scientifiques en « sciences dures », via des partenariats avec les Académies de Sciences, les universités, les fondations de recherche.
En 2008, Innocentive a multiplié les canaux indirects pour vendre sa suite de solutions. Pour cela, le site a développé des partenariats avec 1) des revendeurs-distibuteurs ( VAR ) en ciblant entre autres SAP, IBM, Cap Gemini 2) des prescripteurs en ciblant entre autres, l’université MIT Sloan, le cabinet de conseil PRTM racheté depuis par Accenture 3) des apporteurs d’affaires.
Innocentive tire ses revenus des « Seekers ». L’utilisation des services par les « Solvers » est gratuite. On a ici l’illustration du schéma de fonctionnement des plateformes « bifaces », « two-sided markets » en anglais, où l’une des deux parties est subventionnée. Nous développerons ce schéma dans notre article consacré à l’étude du business model des plateformes de prestations intellectuelles à distance, voir le sommaire du dossier.
Pour le service « IC Challenges », les revenus proviennent de plusieurs sources : 1) paiement à l’acte par AO publié de l’ordre de $10 000 2) commission sur le montant total de la récompense financière de l’ordre de 40%, applicable si le challenge a été « récompensé ». Innocentive complète ses revenus avec les services IC ONRAMP, IC @Work et IC Consulting. Le montant total des revenus est estimé à 2 $M – 4 $M ( 2 ). La gamme de revenus reste modeste, 10 ans après le lancement de la plateforme.
La structure des coûts est défavorable compte tenu du coût d’acquisition Seekers/Solvers élevé et de la promesse d’une relation personnalisée, dédiée dans la livraison des services. Les frais fixes, avec une équipe de 30 personnes représentent une part importante des coûts. En août 2009, Dwayne Spradlin, le CEO d’Innocentive, annonçait que l’entreprise était juste sur le point de générer des profits.
B- Discussion
Malgré une rentabilité incertaine, Innocentive attire les investisseurs. Près de 27M$ ont été injectés dans le développement d’Innocentive depuis 2006, dont une levée de fonds ( serie D ) datée d’octobre 2011, de 3,5M$. Les investisseurs tablent certainement sur le potentiel important de valorisation de l’actif. Celui-ci est aujourd’hui constitué : 1) d’un produit, la plateforme internet certes mais aussi de IC @Work l’offre de plateforme privée reliée au site 2) d’une base mondiale de « Solvers ».
Différents scénarios peuvent être envisagés pour tirer profit de cet actif. On peut par exemple imaginer qu’Innocentive accorde des licences d’exploitation de la plateforme IC @Work à des éditeurs de logiciels ou revendeurs-distributeurs ( SAP, Oracle, … ) désireux d’enrichir leurs propres offres Open Innovation ou d’intégrer une offre OI à leurs suites de solutions de collaboration à destination des grands comptes. Innocentive assurerait en prime autour de ce produit, deux types de prestations ; le management d’une communauté de Solvers externes, à laquelle les clients peuvent faire appel à tout moment, et le conseil en Open Innovation. Deux observations plaident en faveur de ce scenario : 1) la plateforme relaye aujourd’hui sur son site des « challenges externes » qui sont édités et publiés par les entreprises à partir de leur propre plateforme privée 2) SAP est entré au capital d’Innocentive en 2008 à hauteur de $1M.
C- Positionnement de Hypios et Presans
La France compte deux acteurs, Hypios et Presans, entrés sur ce marché respectivement en février 2008 et septembre 2009. Les deux sites ont une activité, en termes de challenges publiés, faible. Hypios a réalisé un CA de ~ 30 000€ en 2009 sur un exercice de 21 mois. Presans a re-orienté sa proposition de valeur vers la recherche d’expert via X-Search un moteur de recherche développé à Polytechnique. Ces experts, identifiés sur la toile, sont conviés à des appels d’offres privés ; voir les articles du blog du fondateur Albert Miege sur le sujet. Ce mode de fonctionnement est plus en phase avec les pratiques des grands comptes en matière d’achats de prestations intellectuelles « sur-mesure ». Hypios semble suivre la même voie, si l’on se réfère aux annonces faites par la start-up.
Notes
(1) les rapports ont été commandités par Innocentive
(2) Un rapide calcul sur la base de statistiques ( réalisées en août 2011 ) permet de confirmer les estimations publiés par la presse spécialisée :
- montant moyen du droit d’entrée pour publier un AO ~$10 000
- montant moyen de la récompense ~ $25000, soit en moyenne ~$10 000 de commission par challenge récompensé.
- en moyenne ~100 challenges par an publiés avec un taux de succès de ~50%
- soit des revenus issus des challenges Innocentive de l’ordre de 1,5 $M
- en plus des challenges Innocentive, certaines entreprises, organisations gouvernementales et organisations à but non lucratif ont des « Pavillons » ( $5000 à $10 000 par mois et par client ). On dénombre 15 pavillons soit des revenus de l’ordre de 1,35$M.
- les revenus complémentaires issus de @work, ONRAM, Consulting, sont difficiles à évaluer.
- on peut donc tabler sur des revenus globaux de l’ordre de 2 à 4$M.
Excellente étude! C’est synthétique, clair et précis.
Je suis consultant scientifique en financement de l’innovation au sein d’un cabinet dont la majorité des clients sont des tpe-pme. Nous sommes dans une période délicate où les entrepreneurs sont partagés entre la nécessité d’innover (ils ont pour la plupart enfin intégré cette nécessité) et la volonté de minimiser le risque lié à cette innovation. Malheureusement, les postes orientés R&D sont de plus en plus fragilisés dans ces structures et de nombreuses réorganisations internes ont eu lieu. Alors Oui le besoin de R&D externe, minimisant les risques et les coûts, se fait de plus en plus important. Comment évoluer vers un modèle économique permettant de réduire les prix des prestations? Sur quel levier peut-on jouer? Les exemples de Presans et Hypios et leurs récentes évolutions nous donneront peut être quelques réponses.
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