Régulation du capitalisme par la RSE

Rappel et résumé

1- Dans un précédent article, « Comprendre la RSE aujourd’hui : définition et conception », nous avons discuté dans le détail de la conception sociopolitique de la RSE ; conception dans laquelle la RSE est source de production législative / réglementaire et de modification des comportements des entreprises. Nous avons aussi discuté notre modèle de la pyramide de la RSE (cf. figure 1 du diaporama en fin de résumé), modèle permettant de représenter de manière synthétique : i) les différents niveaux d’évolution réglementaire et comportementale ; ‘hard law’, ‘soft law’ publique, ‘soft law’ privée, volontarisme au-delà des règles codifiées ; ii) la justification de l’engagement dans une démarche RSE ; par obligation légale, par intérêt bien compris, par conscience morale ; iii) les différents niveaux d’engagement des entreprises ; les entreprises ‘minimalistes’, les ‘bons citoyens’, les ‘plus volontaristes’.

2- Nous soutenons dans cet article la thèse selon laquelle la RSE est une nouvelle forme de régulation du capitalisme, et qu’à ce titre, elle présente un fort potentiel pour engendrer un progrès social. Précisément notre argumentation consiste à montrer l’articulation à l’œuvre entre les quatre niveaux de la pyramide de la RSE, ou à un niveau de granularité moins fin, entre deux types de régulation : la régulation par le pouvoir politique et l’autorégulation (cf. figure 2 du diaporama en fin de résumé).

L’actualisation du potentiel de la RSE dépend du niveau de pression sociale s’exerçant sur les entreprises ; ou dit autrement, la dynamique de progrès social est conditionnée à notre engagement à nous tous, en tant que citoyens, consommateurs, salariés, épargnants, etc. Sous cette condition, la dynamique de progrès peut se concrétiser selon le mécanisme suivant (cf. figure 3 du diaporama en fin de résumé) : i) mouvement vers le haut de la pyramide, vers des comportements de plus en plus socialement responsables, du fait de l’autorégulation par intérêt bien compris ou conscience morale ; ii) élévation progressive du niveau d’exigence minimum requis de la part des retardataires ou des récalcitrants, i.e. élévation de la base de la pyramide, du fait de la régulation par le législateur.

3- Dans cette conception de la régulation du capitalisme par la RSE, la dimension politique de la RSE est rendue explicite : intervention du législateur ; prise en compte des rapports de pouvoir / force entre acteurs (entreprises, parties prenantes, société civile, législateur). C’est cette dimension politique qui rend la régulation ‘opérante’.

Cette conception diffère profondément de l’autorégulation par les parties prenantes (théorisée par R. E. Freeman). En effet, cette dernière, renvoie à une approche contractualiste de la RSE ; une approche ‘angélique’ et une description incomplète de la RSE ; une description réduisant le concept de responsabilité sociale à un concept ‘inoffensif’. Ce type de régulation est totalement ‘inopérant’.


  • Pyramide de la RSE : niveaux d'évolution réglementaire et comportementale ; justification de l'engagement dans une démarche RSE ; niveaux d'engagement des entreprises
  • Pyramide de la RSE et régulation du capitalisme par la RSE : autorégulation et régulation par le pouvoir politique par la RSE
  • Pyramide de la RSE et dynamique de progrès social

Capitalisme régulé par la RSE

Thèse institutionnaliste

4- Nous tirons cette notion de régulation du capitalisme par la RSE du « Dictionnaire critique de la RSE » ; ouvrage qui s’ancre dans la tradition institutionnaliste de la pensée économique :

[Notre] thèse s’oppose à (…) celle d’une radicale nouveauté de la RSE. (…). [Elle] s’oppose aussi à la dénégation fréquente de l’importance de la RSE, condamnée à n’être qu’un nouvel avatar du fétichisme capitaliste. Nous supposons ici qu’il faut prendre ce phénomène au sérieux, comme porteur d’une évolution profonde de la régulation du capitalisme (…).

Nicolas Postel et Richard Sobel (direction) , « Dictionnaire critique de la RSE », 2013 ; chapitre « Introduction générale et guide de lecture »  

Nous exposons dans la section suivante notre interprétation de cette notion de capitalisme régulé par la RSE. Cette interprétation ne s’appuie sur aucun formalisme institutionnaliste (théorie des conventions ; théorie de la régulation ; etc.). Elle ne colle donc pas forcément à celle de l’approche institutionnaliste même si cette tradition a été une grande source d’inspiration dans nos écrits sur la RSE. (1)

Que l’approche institutionnaliste ait été une source d’inspiration, ou plus simplement qu’il y ait eu une forme de résonnance, n’est pas étonnant compte tenu du fait que nous développons notre réflexion et nos écrits dans le cadre de la philosophie pragmatique ; philosophie qui a largement influencé les pères fondateurs de l’institutionnalisme, à savoir Thorstein Veblen et John R. Commons.

Mécanisme de la régulation par la RSE

5- La régulation se fait par la RSE dans toutes ses dimensions : ‘hard law’ ; ‘soft law’ publique ; ‘soft law’ privée ; volontarisme au-delà des règles codifiées. Voir la figure 2 ci-dessous sur laquelle nous avons distingué les deux premiers étages de la pyramide de la RSE (‘hard law’ et ‘soft law’ publique) qui sont à la charge des pouvoirs politiques nationaux et communautaires, voire des organisations internationales gouvernementales, et les deux derniers étages (‘soft law’ privée et volontarisme au-delà des règles codifiées) qui correspondent à une autorégulation par intérêt bien compris ou conscience morale.

Figure 2

Autorégulation par intérêt bien compris

6- Les entreprises (via leurs dirigeants) ont pris acte de l’évolution des valeurs sociales en faveur de la préservation de l’environnement social et ‘naturel’. Comment ne le pourraient-elles pas ! Plus remarquable, la plupart sont aujourd’hui résolues à se conformer de manière volontaire à cette évolution.

En y regardant de plus près, l’on peut distinguer plusieurs raisons (non mutuellement exclusives) à l’engagement volontaire des entreprises dans une démarche RSE : i) ‘jouer’ sur les leviers de la rentabilité économique en cherchant à réduire les coûts opérationnels (par réduction de la consommation énergétique, des déchets, etc.), ou à se différencier en termes de produits / services ou d’image ; ii) conserver ou gagner en légitimité en répondant à la pression sociale ; pression s’exerçant sur l’entreprise via les parties prenantes (ou les organisations porteuses des enjeux des parties prenantes : ONGs, organisations de défense des consommateurs, syndicats, etc.) ; iii) rassurer les investisseurs qui voient dans les entreprises au comportement non responsable un investissement risqué ; iv) éviter l’ingérence de l’Etat ou d’activistes dans leurs affaires ; etc.

7- Ayant ces bénéfices potentiels en vue, les entreprises les plus proactives engagent des expérimentations de démarches socialement responsables. Les expérimentations qui fonctionnent (en termes de rentabilité, d’attractivité clients ou investisseurs, d’image, etc.) sont alors imitées par les entreprises concurrentes. En effet, ces expérimentations servent de point de focal aux concurrents qui doivent s’y rallier pour ne pas voir leurs performances se dégrader. Ce que nous décrivons ici est une dynamique mimétique induite par le jeu de la concurrence.

Ces expérimentations peuvent résulter de l’application de normes, prescriptions, règles RSE issues de la ‘soft law’ privée (niveau 3 de la pyramide de la RSE) ; en effet, certains ‘codes RSE’ sont le produit d’une ‘réflexion en chambre’ dont ces expérimentations valident la pertinence a posteriori. Mais il ne faut pas oublier le cas d’expérimentations précédant la ‘soft law’ privée (niveau 4 de la pyramide de la RSE) puis y étant codifiées a posteriori une fois l’expérimentation ‘validée’ comme ‘bonne pratique’.

8- Une question se pose : quel est l’intérêt de la ‘soft law’ privée ; précisément, quelles raisons poussent les entreprises à codifier les pratiques RSE et les diffuser ? Cela paraît paradoxal au premier abord. Une entreprise ne devrait-elle pas essayer de tirer un avantage concurrentiel de ses pratiques RSE au lieu de chercher à les diffuser ? Le paradoxal n’est qu’apparent. Une entreprise ne peut tirer un avantage concurrentiel de pratiques trop aisément imitables ; ce qui est le cas des démarches RSE.

Ce que cherchent les grandes entreprises leaders sur leur marché, elles qui sont à l’initiative en matière de ‘soft law’ privée, c’est à définir les règles du jeu concurrentiel au niveau de leur secteur, à construire un marché protégé de la ‘barbarie’ de la concurrence. Cette ‘soft law’ privée constitue en fait une barrière à l’entrée de concurrents jugés trop agressifs, des concurrents tendant à faire du marché un ‘océan rouge’. Elle reflète la vision (de ces grandes entreprises leaders sur leur marché) d’un marché commun jugé plus désirable d’un point de vue concurrentiel ; et elle a vocation à faire advenir cette vision.

Cette ‘soft law’ privée peut aussi servir de support au lobbying exercé par ces grandes multinationales pour influencer le cadre de la réglementation RSE (particulièrement en Europe). Paradoxalement, mais le paradoxe n’est là encore qu’apparent, les grandes entreprises sont souvent demandeuses d’une réglementation plus contraignante lorsque la concurrence s’intensifie, ceci afin de rétablir les conditions d’une concurrence qui reste à leur avantage.

Il est de ce point de vue intéressant de relire aujourd’hui le très bref article de Michael Porter daté de 1991, « America’s Green Strategy ». Dans cet article, M. Porter déplore la faiblesse de la réglementation RSE aux Etats-Unis ; faiblesse ayant eu selon lui pour conséquence une perte de compétitivité de l’industrie américaine (au niveau des exportations) face aux entreprises japonaises et allemandes (pays dans lesquels cette réglementation est beaucoup plus stricte). Il fait par ailleurs un parallèle avec la situation (similaire au cas US) du Royaume Uni. Aussi milite-t-il en faveur d’un renforcement de la réglementation RSE (dans sa dimension contraignante) pour rétablir la compétitivité de l’industrie américaine par les efforts d’innovation induits.

Autorégulation par conscience morale

9- Nous nous sommes focalisés sur l’intérêt bien compris, mais il ne faut pas négliger les engagements RSE mus par la conscience morale de certains dirigeants, à savoir une adhésion désintéressée aux valeurs sociales regroupées sous la terminologie chapeau de la préservation de l’environnement social et ‘naturel’, ou dit autrement, une adhésion désintéressée à une vision d’un monde commun jugé plus ‘juste’ et durable, un ‘monde’ qu’il convient donc de faire advenir.

Le degré de conscience morale des dirigeants se mesure à l’aune des arbitrages effectifs entre profits et préservation de l’environnement social et ‘naturel’ ; précisément à l’aune de la propension à maximiser le profit sous une contrainte supplémentaire, la contrainte morale / éthique de la préservation de l’environnement social et ‘naturel’. Bref, le degré de conscience morale se mesure à l’aune des décisions et actions, non des discours socialement convenus.

Les dirigeants de PME ayant largement plus de latitude pour orienter les décisions et les actions de l’entreprise conformément à leurs valeurs / convictions, la probabilité de trouver dans cette catégorie des petites et moyennes entreprises est bien plus grande que celle d’y trouver de grandes entreprises.

10- La distinction entre intérêt bien compris et conscience morale n’est pas aussi tranchée qu’il n’y paraît. Pour preuve, cet extrait issu d’un article de Kenneth R. Andrews, l’un des pères fondateurs de la stratégie d’entreprise, un article en forme de plaidoyer pour la RSE dans lequel K. Andrews en appelle à la conscience morale des dirigeants pour éviter l’ingérence de l’Etat dans le monde des affaires (un argument typique des défenseurs du libéralisme politique) ; ce qui revient à faire appel à la conscience morale par intérêt bien compris (!) :

If corporate power is to be regulated more by public law than by private conscience, a large part of our national energy will have to be spent keeping watch over corporate behavior, ferreting out problems, designing and revising detailed laws to deal with them, and enforcing those laws even as they become obsolete. Furthermore, such a development would stifle the entrepreneurial initiative on which our economic system is based.

The alternative to much greater but still inadequate intervention by the state in economic affairs is for businessmen to assume responsibility early as a matter of conscience rather than accept it late as a matter of law. The principal justification for leaving corporate power relatively unchecked is the emergence of the doctrine of social responsibility. This doctrine is the only alternative we have to an unworkable extension of the role of government in our economic system.

Kenneth R. Andrews, « Public Responsibility in the Private Corporation », 1972

La distinction n’est pas franche car l’intérêt bien compris finit par se muer en conscience morale lorsque la poursuite de cet intérêt est systématiquement récompensée ; autrement dit, les valeurs sociales auxquelles l’on se conforme initialement par intérêt bien compris finissent par être internalisées.

La socialisation se fait par internalisation des valeurs sociales. Les entreprises (via leurs dirigeants) doivent être socialisées et cela commence par la compréhension de leurs propres intérêts ; c’est comme avec les enfants à la crèche ou à l’école maternelle ; aucune pique dans cette remarque, c’est très exactement le même mécanisme qui est à l’œuvre. Les entreprises doivent être socialisées, c’est une condition sine qua non pour réencastrer la sphère économique dans la société (on se réfère ici au concept d’encastrement social de l’économiste Karl Polanyi)).

11- La distinction n’est pas nette certes, elle est surtout vaine à faire en matière de RSE. En effet, la RSE est une éthique de responsabilité, pas une éthique de conviction (on se réfère ici à la distinction du sociologue Max Weber entre deux idéaux-types en matière d’éthique) ; ou si l’on préfère une éthique des conséquences pas une éthique déontologique. Seules comptent en matière de RSE les conséquences des actions. Il est inutile de chercher à remonter à la motivation à l’origine d’un engagement volontaire dans la RSE : intérêt bien compris (ou altruisme rationnel, ou altruisme intéressé ) versus conscience morale (ou altruisme désintéressé). La notion d’action / comportement responsable est neutre vis-à-vis de cette distinction.

Que ceux qui chercheraient à démontrer que l’engagement du patronat français (via ses porte-drapeaux) en faveur du capitalisme responsable (voir notre article « Capitalisme responsable : une responsabilité éthique ») est mû par telle ou telle motivation (les ‘cyniques’ invoquant avec un sourire entendu des arrière-pensées et de ‘beaux’ discours de façade ; les ‘naïfs’ tombant en pâmoison face aux convictions morales des dirigeants français, tellement contraires à celle de leur homologues anglo-saxons) s’épargnent cette peine. Le plus important est que cet engagement (pour l’instant symbolique) se traduise dans les faits par des comportements plus responsables ; bref, qu’il ne s’agisse pas d’un nième coup de Com’.

Régulation par le pouvoir politique

12- L’autorégulation n’est pas suffisante, loin s’en faut. En effet, les entreprises (via leurs dirigeants) ne partagent pas toutes la même vision d’un marché ou d’un monde commun plus désirable : pensez aux concurrents ‘agressifs’ pour le marché commun. Et quand bien même elles adhérent à la même vision : i) elles ne sont pas alignées sur les mêmes codes RSE à mettre en œuvre pour la faire advenir ; ii) leur comportement effectif (sous la pression de la concurrence) n’est pas forcément en cohérence avec ces visions (les codes RSE et/ou les valeurs qu’elles défendent) ; iii) il y a une forte latitude d’interprétation quant à l’application de valeurs, par définition générales, à un niveau local et dans un contexte spécifique ; niveau et contexte qui sont ceux de l’entreprise.

La régulation par le législateur est incontournable pour arbitrer ces conflits et normaliser à un niveau minium les comportements. En effet, le législateur a une position de surplomb, celle d’arbitre de l’intérêt général (cela est vrai tant dans les pays européens qu’anglo-saxons ; c’est la conception de l’intérêt général et le mécanisme d’arbitrage qui diffèrent d’une tradition à l’autre).

13- Et pour jouer ce rôle d’arbitre, le législateur a deux leviers à sa disposition : la ‘hard law’ et la ‘soft law’ publique : la première fonctionne selon le principe (contrainte ; sanction) ; la seconde selon le principe (volontarisme ; incitation).

La ‘soft law’ publique (bien utilisée) peut avoir un rôle préparatoire à la ‘hard law’ : l’incitation enclenche le mouvement vers des comportements socialement plus responsables puis lorsque la normalisation se fait de manière organique (par volontarisme), l’incitation est remplacée par la contrainte ce qui permet d’élever le niveau minimum requis de la part des retardataires ou récalcitrants (qui se recrutent parmi les minimalistes sur notre pyramide de la RSE).

Notons que plus l’incitation est forte plus il y a de chances que la normalisation de fasse ‘naturellement’. En l’occurrence, on peut regretter que la loi PACTE 2019 en reste à un niveau symbolique (inscription dans le Code civil d’une nouvelle définition légale de l’entreprise et mise en place d’un label public). Un accès à la commande publique, à des réductions fiscales ou à des aides publiques conditionné à un comportement responsable auraient certainement plus d’effet ; c’est le genre de proposition que pousse’ Pascal Demurger, directeur général de la MAIF, l’un des fers de lance du capitalisme responsable (cf. sa tribune du 21 mai 2021 dans « L’Obs », « L’entreprise à mission a deux ans, faisons-la grandir »).

Et si les comportements responsables ne se généralisent pas ‘naturellement’, le législateur peut contraindre le plus grand nombre à la normalisation en recourant là encore à la ‘hard law’ ; la dynamique qui se met en place étant néanmoins beaucoup plus ‘poussive’ que dans le cas précédent.

14- Notons que l’intervention du droit dans le domaine de la RSE n’a cessé de croître (en France et en Europe). Et rien ne laisse présager une inversion de la tendance, bien au contraire. Pour preuve : « les projets de règlements [européens] Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) qui doivent permettre de mettre en œuvre un nouveau cadre de régulation pour mettre fin à l’irresponsabilité des géants du numérique » (economie.gouv.fr) ; la proposition de directive datée du 21 avril 2021 de la Commission européenne, directive visant à étendre l’obligation légale de reporting extra-financier à davantage d’entreprises, et à instaurer des normes européennes notamment en matière d’informations à fournir obligatoirement. Pas étonnant, la régulation par le législateur est fondamentale pour (dans le meilleur des cas) consolider ou (dans le pire des cas) forcer la dynamique de progrès social.

Ajoutons que les lois et réglementations RSE doivent être envisagée à l’échelle nationale et communautaire certes, mais aussi et de plus en plus à l’échelle transnationale comme le montrent par exemple les négociations internationales visant à mettre en place une réglementation commune sur le climat ; l’échelle transnationale est (le plus souvent) la ‘bonne échelle’ en matière de réglementation RSE.

Et le capitalisme des parties prenantes ?

Partie prenante : définition et origine du concept

15- La définition la plus connue de la notion de partie prenante, définition donnée par R. Edward Freeman, est la suivante :

Individu ou groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels 

Nicolas Postel et Richard Sobel, « Polanyi contre Freeman », 2011 ; en référence à R. E. Freeman, « Strategic Management: A Stakeholder Approach », 1984, page 46

Il est intéressant de noter, puisque nos écrits concernent in fine la stratégie d’entreprise, que l’on doit la paternité de la notion de partie prenante à H. Igor Ansoff, même si c’est R. E. Freeman qui, dans son ouvrage fondateur de 1984, a développé le premier à proprement parler une théorie des parties prenantes et rendu cette notion incontournable dans les réflexions sur la RSE :

Il semble que Ansoff [1968, p. 35] soit le premier à avoir utilisé le terme de stakeholder theory dans sa définition des objectifs organisationnels. Il considère que la responsabilité de l’entreprise est de concilier les intérêts contradictoires des groupes qui sont en relation directe avec elle. L’entreprise doit ajuster ses objectifs de manière à donner à chacun d’eux une part équitable de satisfactions. Le profit est l’une de ces satisfactions, mais n’a pas nécessairement une place prépondérante dans cet ensemble d’objectifs.

Samuel Mercier, « La théorie des parties prenantes : une synthèse de la littérature », Chapitre 9 dans « Décider avec les parties prenantes », 2006

Théorie des parties prenantes : une conception contractualiste de la RSE

16- Nous ne critiquons pas la notion de partie prenante malgré les reproches qui lui sont souvent adressés dans la littérature académique, à savoir un flottement au niveau de la définition et un manque au niveau des fondements théoriques.

Quoiqu’il en soit, nous n’adhérons pas à la théorie des parties prenantes de R E. Freeman lorsqu’il s’agit de dire, dans la version instrumentale de la théorie (version originelle), qu’il peut ou pourrait systématiquement s’instaurer des relations contractuelles bilatérales entre acteurs rationnels, libres et égaux, à savoir l’entreprise et ses différentes parties prenantes ; des acteurs donc capables de résoudre leurs conflits d’intérêts par une négociation exempte de tout rapport de pouvoir / force ; une négociation dans laquelle les acteurs parviennent, par un processus purement rationnel, à définir un intérêt commun supérieur en termes de bénéfices aux intérêts respectifs initialement en conflit.

En effet, dans le cadre de cette version instrumentale de la théorie, la justification de la prise en compte par l’entreprise des attentes des parties prenantes se fait par l’argument de l’intérêt économique ; précisément cette prise en compte est appréhendée en tant que moyen de poursuivre une autre fin, à savoir l’amélioration de la performance économique de l’entreprise, d’où le qualificatif ‘instrumental’ employé ; c’est un simple moyen, pas une contrainte inamovible. Cette vision présuppose donc que l’intérêt commun des deux parties en présence (l’entreprise et l’une de ses parties prenantes) est systématiquement / forcément supérieur en termes de bénéfices à leurs intérêts respectifs pris séparément. (2)

Oui, cela peut arriver, mais c’est loin d’être la règle, c’est même plutôt l’exception en matière de RSE. Que faire lorsque cette condition n’est pas remplie ? Faire fi des attentes des parties prenantes qui ne remplissent pas cette condition, autrement dit conditionner l’engagement de l’entreprise dans une démarche RSE à la seule condition que cette démarche améliore la performance économique ? On se trouve là dans une impasse.

17- Nous n’adhérons pas non plus à la version éthique de la théorie (version postérieure censée pallier l’impasse de la version originelle), lorsqu’il s’agit d’ajouter que les acteurs rationnels, libres et égaux, étant en outre dotés d’une conscience morale (autrement dit, étant soumis à des obligations morales), parviennent au cours de la négociation à s’élever au dessus de leurs propres intérêts pour chercher à être juste dans la négociation ; le contrat établi dans la relation bilatérale entre l’entreprise et l’une de ses parties prenantes étant alors un contrat moral similaire à la relation fiduciaire liant les dirigeants et les actionnaires.

Dans le cadre de cette version éthique de la théorie, l’auteur construit tout un édifice argumentaire autour de l’impératif catégorique de Kant, du principe de justice de Rawls (particulièrement du concept de ‘voile d’ignorance’), et de façon plus marginale, de la justice organisationnelle de Greenberg, de l’éthique discursive de Habermas, de la théorie des vertus d’Aristote, des valeurs féministes (3). L’auteur recours in fine à une (méga-)doctrine éthique comme seul moyen de régulation des comportement des entreprises, cela dans une économie de marché capitaliste, une économie où la concurrence entre entreprises est impitoyable et acharnée ! La construction intellectuelle vaut le détour (jusqu’à un certain point), quoiqu’il en soit la régulation prescrite est complètement ‘inopérante’.

En résumé, nous ne critiquons pas la notion même de parties prenantes, simplement, nous n’adhérons pas à l’approche contractualiste de la RSE, peu importe la forme que prend le contrat : conventionnel (4) ou moral. Nous n’y adhérons pas car la régulation qui résulte de cette conception de la RSE est ‘inopérante’.

L’impensé de la théorie des PP : les rapports de pouvoir / force

18- De notre côté, nous défendons une conception sociopolitique de la RSE, une conception qui se veut descriptive et dans laquelle les rapports de pouvoir / force ne sont pas absents.

Les rapports de pouvoir / force jouent un rôle central pour engager la négociation : asymétrie d’information sur les produits et activités de l’entreprise et leurs impacts, asymétrie en faveur de l’entreprise et en défaveur des parties prenantes, l’Etat compris ; pouvoir de recours à l’opinion publique pour les parties prenantes, dit autrement menace réputationnelle brandie par les parties prenantes. Ceux qui critiquent la notion même de parties prenantes arguant du fait qu’elles peuvent être invisibles (asymétrie d’information) ou muettes (sans pouvoir de brandir la menace réputationnelle), ne disent pas autre chose.

Les rapports de pouvoir / force jouent ensuite un rôle central à la table des négociations ; la partie en position de force étant en mesure d’attirer le barycentre des intérêts en présence (le soit disant intérêt commun) vers son intérêt propre ; ou dit autrement, d’aligner l’orientation de l’intérêt commun au plus près de celle de son propre intérêt (pensez à une aiguille de boussole prise dans des champs magnétiques ayant différentes orientations et magnitudes).

19- Concernant la menace réputationnelle, deux conditions doivent être réunies pour qu’une partie prenante soit en mesure d’exercer ce pouvoir / cette force sur l’entreprise : i) une partie prenante pour être légitime aux yeux de l’opinion publique doit s’abriter sous les valeurs sociales regroupées sous la terminologie chapeau de la « préservation de l’environnement social et naturel », des valeurs aujourd’hui ancrées dans la société civile ; ses attentes vis-à-vis de l’entreprise étant alors des déclinaisons de ces valeurs à un niveau local et dans un contexte spécifique ; dit autrement, une partie prenante doit porter les enjeux de la société civile à un niveau local et dans un contexte spécifique pour qu’elle soit considérée comme légitime ; ii) en outre, c’est seulement s’il y a un risque non négligeable que ses attentes (elles aussi légitimes) trouvent une résonnance dans l’opinion publique (que l’opinion publique se mobilise sous quelque forme que ce soit), que ces attentes ont de fortes chances d’être prises en compte par l’entreprise.

Notons que lorsque les entreprises ignorent de manière systématique une attente se manifestant de manière récurrente dans de multiples et nombreux cas, une attente trouvant une résonance dans l’opinion publique, il y a de fortes chances que le législateur soit amené, lui aussi sous la pression de l’opinion publique, à la graver dans la loi / réglementation. Les parties prenantes font en quelque sorte office de poissons pilotes du législateur.

En résumé, la régulation se fait sous pression de l’opinion publique (de la société civile, si l’on veut éviter la consonnance négative du terme ‘opinion’) et du législateur. Dit autrement, la régulation est opérante du fait de la pression sociale directe et indirecte (via le législateur) qui s’exerce sur l’entreprise.

La conception sociopolitique de la RSE diffère donc de la théorie des parties prenantes sur deux points cruciaux, à savoir la reconnaissance de l’existence : i) de rapports de pouvoir / force entre acteurs ; ii) de relations quadripartites (entreprise, parties prenantes, opinion publique, législateur) et non seulement bilatérales ; sachant que dans ces relations, le législateur dispose du pouvoir ‘ultime’, celui de ‘faire le droit ».

Actualisation du potentiel de la RSE

20- Il est essentiel de tenir compte de l’articulation entre les différents niveaux d’évolution réglementaire et comportementale induite par la RSE pour en mesurer pleinement le rôle et le potentiel : la RSE a un rôle de régulation du capitalisme, et à ce titre, elle présente un fort potentiel pour engendrer un progrès social.

La dynamique de progrès social dépend de la fluidité / l’harmonie des interactions entre ces niveaux. Et cette fluidité / harmonie dépend quant à elle de la bonne compréhension par les acteurs eux-mêmes (entreprises, parties prenantes, société civile, législateur) de leur place dans ces interactions : i) l’auto-régulation ne peut tenir toute seule dans les airs sous l’effet de la pression sociale directe ; elle doit reposer sur les arbitrages du législateur (une pression sociale indirecte) ; ce sont ces arbitrages qui lui donnent forme et l’empêche de se déliter, bref qui la font tenir ; ii) la ‘hard law’, par sa dimension contraignante, est à la base de l’édifice de régulation ; elle définie le niveau minimum requis en termes de comportement socialement responsable ; iii) la ‘soft law’ publique a vocation à préparer la ‘hard law’ et à s’y déverser, participant ainsi à l’élévation progressive du niveau minimum requis ; iv) la ‘soft law’ privée a vocation à l’exemplarité et à ce titre peut servir de support au lobbying exercé par les grandes entreprises pour influencer le cadre de la réglementation RSE ; elle est destinée à être intégrée progressivement à cette réglementation ; elle contribue par ricochet au mouvement d’élévation du niveau minimum requis ; v) les initiatives de niveau 4 ayant acquis le statut de ‘bonne pratique’ sont forcément récupérées et codifiées dans la ‘soft law’ privée ; elles font office de locomotive pour tirer les comportements vers le haut. Cette fluidité / harmonie des interactions peut être illustrée par la figure 3 ci-dessous.

Figure 3

21- Et pour ceux qui doutent du potentiel de la RSE arguant que celle-ci malgré toutes ses promesses n’a pas engendré un début de commencement de progrès social, disons leur, outre le fait que nous ne partageons pas ce constat, que le nôtre est plutôt celui d’une insupportable lenteur, que ce n’est pas la RSE en tant que concept qu’il faut railler ou condamner mais notre faible engagement, à nous tous, en tant que citoyens, consommateurs, salariés, épargnants, etc. C’est la faiblesse de la pression sociale exercée sur les entreprises, pression à laquelle nous tous participons (directement ; et indirectement via le législateur) qui explique la difficulté d’actualisation du potentiel de la RSE et par voie de conséquence le grand écart encore trop souvent observé entre la RSE en tant que concept et la RSE en tant que pratique des entreprises ; grand écart tenable au prix de considérables efforts de Com’ de la part des entreprises.

22- Concluons cet article en faisant remarquer que le mécanisme fluide / harmonieux décrit au §20, celui d’une mécanique bien huilée, justifie a posteriori notre choix d’une pyramide à plusieurs étages pour représenter les 4 niveaux d’évolution réglementaire et comportementale induite par la RSE ; à savoir une base et un empilement des niveaux par ordre d’importance (décroissant), à la façon de la pyramide des besoins, dite pyramide de Maslow. Cette représentation sous forme d’une structure hiérarchique pyramidale a une visée normative. Elle vise à représenter le fonctionnement d’une régulation efficiente, ou dit autrement, le ‘bon’ fonctionnement d’une régulation par la RSE.

Elle est selon nous préférable à une représentation quadridimensionnelle non hiérarchisée ; même si cette dernière est la plus adéquate dans une perspective uniquement descriptive de la régulation par la RSE ; plus adéquate pour décrire la régulation poussive / laborieuse aujourd’hui observée. A tout le moins, la régulation se met en place, opère progressivement, et le mouvement vers une régulation efficiente est inéluctable.


Notes

(1) En guise de références, citons 3 articles particulièrement éclairants :

(2) Ce qui n’est pas identique à la conception de l’intérêt général (ou du bien commun) selon l’utilitarisme : conception qui stipule que la somme des intérêts (en fait des utilités ; des bénéfices attendus par la poursuite de ces intérêts) ajustés doit être supérieure à la somme des intérêts individuels pris séparément ; sachant que dans cette conception, l’une des parties doit être prête, s’il le faut, à sacrifier son intérêt propre pour le bien commun.

La condition formulée au §16 est plus restrictive que la condition formulée dans cette note ; précisément, si la condition formulée au §16 est vérifiée alors la condition formulée dans cette note l’est forcément aussi. L’inverse n’est pas vrai. La théorie des parties prenantes ne s’inscrit pas à proprement parler dans le cadre (éthique) utilitariste ; aucune des parties en présence n’étant censée devoir faire des sacrifices / concessions au nom de l’intérêt général.

Ceci est vrai pour la version instrumentale de la théorie des PP mais aussi pour la version éthique : en effet, dans le cadre de cette dernière version, les parties prenantes doivent être prêtes à faire des concessions certes, mais elle ne le font pas selon le principe utilitariste de maximisation de la somme des intérêts ajustés ; R.E. Freeman recours à d’autres doctrines éthiques, voir le §17.

(3) Nous tirons ce listing exhaustif des doctrines éthiques mobilisées par R. E. Freeman de la lecture de l’article de Samuel Mercier, « La théorie des parties prenantes : une synthèse de la littérature », Chapitre 9 dans « Décider avec les parties prenantes », 2006.

(4) On peut définir une ‘convention’ comme une règle qu’un individu respecte non parce qu’il y est contraint, mais parce qu’elle est alignée avec son intérêt ; dit autrement, il est de son intérêt de suivre cette règle mais il n’a aucune obligation de le faire. Voir l’entrée ‘Convention’ de la note (1) ci-dessus.

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